Moins Déconcertant

Jeu 29 Nov 2012: Réécriture

 Le Rapport de Brodeck: Incipit



À travers la vitre poussiéreuse, le soleil brillait, laissant une bande de lumière claire se former au milieu de la chambre. Dans cette fine bande on percevait les bords de certains meubles, et une chaise importée d’Angleterre qui datait de 1846. La pièce était serrée, petite, sombre, et rempli de feuilles vergées. Il y avait une douzaine de papiers, tous déchirés et chiffonnés, tachés par de l’encre de chine, étalés sur le lit minuscule devant la petite fenêtre. Sur la table singulièrement grande, devant la chaise anglaise, se trouvait la machine éreintée, couverte par un tissu de soie verte.

La machine, elle aussi était très vieille. Elle avait été fabriquée à la capitale, très loin d’ici, à Menscheim, en 1910. Les touches « S » et « W » étaient cassées à force d’être utilisées, on se trouvait donc obliger d’utiliser les touches « Z » et « V » à la place. Les autres touches se bloquaient constamment, comme si la machine se cabrait. Elle était capricieuse. Malheureusement, ici à Arschläfenheim, il n’y avait rien pour la réparer. Surtout, il n’y avait personne pour la réparer, même pas son propriétaire, Brodeck Eigenartig. Et Brodeck pourtant, lui, était très diffèrent des autres.

Brodeck était un homme de  taille moyenne qui avait trente-huit ans et demi. Il possédait une chevelure de couleur noisette et un visage brutalement marqué par la souffrance vécu pendant ses jours à Birkausch. Il avait des yeux d’un noir profond comme des olives dans lesquels on retrouvait cette même douleur et une peau légèrement plus mate que celle des autres habitants du village. «Toi, tu sais lire. Tu sais écrire. Nous, on est pas comme toi, on ne sait pas faire ça », lui-disait-on. Il avait beau protesté que ses études à Menscheim ne lui avaient pas servi à grand chose, et qu’il n’avait en aucun cas plus de connaissance que le village. Il avait appris depuis longtemps qu’il ne fallait pas se faire remarquer. « Je m’appelle Brodeck, et je n’y suis pour rien », était la phrase qui raisonnait incessamment dans sa tête et ses pensées depuis son retour à Arschläfenheim. Et la répétition constante de cette phrase ne faisait que s’empirer lors de l’arrivée d’Anders Namenlos, celui que les autres appelaient l’Anderer. Les autres lui avaient donné une description très minutieuse de l’Anderer, bien avant qu’il ne l’ait rencontré.

L’Anderer était un homme plutôt petit et gros, avec des cheveux bouclés, d’une teinture blonde. Ses vêtements étaient propres et honteusement élégants, d’une noblesse particulière même. Ses yeux étaient immenses et avaient la même couleur verdâtre que l’eau de la rivière du Staubi. Brodeck avait entendu les autres l’appeler Vollaugä (yeux pleins), De Murmelnër (le Murmurant), Mondlich (lunaire) et même Gekamdörhin (celui qui est venu de là-bas). On disait aussi qu’il avait une manière propre à lui d’observer les gens, comme si leurs visages dégageaient un air de plaisanterie qui lui donnait comme un envie de rire. Cette air moqueur que possédait l’Anderer était sûrement la cause principale de das Ereignis (l’événement). Das Ereignis, dont il ne fallait jamais parler explicitement, fut la nuit qui changea la vie de Brodeck Eigenartig.


Cependant, Brodeck n’avait rien fait et ne voulait surtout pas finir comme l’Anderer. Il avait aimé ne jamais en parler, ligoter sa mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu’elle demeure tranquille comme une fouine dans une masse de fer. Mais les autres l’avaient forcé. Ils avaient pris connaissance de la supériorité de son intelligence, et de sa machine capricieuse. Les ressemblances entre l’Anderer et Brodeck débordaient de tous les côtés et étaient inévitablement perceptibles. Ce sentiment d’être appart était parfois si intense et profondément mutuel que Brodeck avait de temps en temps l’impression que l’Anderer et lui formaient une seule et même personne.

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